« … en quête de liturgies de substitution »

"Ecoutez voir" en cette chronique du Nouvelobs-télé" du 21 avril 2007 par  Jean Claude Guillebaud...

C’est sûre : dans cette affaire, nous aurons tous fait preuve d'une crédulité exemplaire. Qu'est ce à dire ? Cette chose, par exemple, au sujet des sondages: du début jusqu'à la fin, nous savions parfaitement qu'ils n'avaient pas grand sens, ne serait-ce qu'à cause du pourcentage d'électeurs indécis. Quand près de la moitié des Français ne savent pas encore pour qui ils vont voter, les enquêtes d'opinion sont vaines. Bayrou ? Ah, oui, il peut « faire » entre 12 % et 29 %. La belle affaire ! Nous en étions objectivement là mais nous demeurions, malgré tout, boulimiques. Les sondages ne voulaient rien dire, mais nous en demandions. Au moins une fois par jour...

De fait, cette campagne là aura consommé une quantité inhabituelle de sondages, pour le plus grand profit des boutiques spécialisées. Nous aurons donc fait preuve  d'une étrange addiction psychique. Donnez nous notre sondage quotidien. C'est-à-dire redonnez-nous encore, s'il vous plait, un parfum d'illusion, une      fiole de songes, une pincée de poudre de perlimpinpin. Les candidats eux-mêmes n'étaient pas en reste, même s'ils s'appliquaient à jouer l'indifférence. A plusieurs reprises, on eut la preuve qu'ils réorientaient leurs discours pour tenir compte du dernier baromètre machin chouette. Mamma mia...

Il faudra bien, un jour, s'intéresser d'un peu plus près aux ressorts de cette crédulité. Pourquoi réclamons nous si fort ce qui nous ment et nous aveugle ? L’une des réponses, sans aucun doute, implique notre rapport au temps, à la temporalité. La nouvelle modernité dans laquelle nous entrons est marquée par une urgence inaugurale, un parti pris de hâte, de vitesse, d'immédiateté. Tout, tout de suite, sans attendre: nous n'en finissons pas de nous dépêcher. Sottement. Tragiquement. Relire Paul Virilio à ce sujet.

Dans son principe, le sondage nous fournit donc l'illusion ‑ et l'aubaine ‑ d'être « en avance ». Il tente de nous raconter l'événement avant même que celui-ci ne se produise. Or nous sommes à ce point ensuqués de vitesse qu'à tout prendre, nous préférons ce récit faux mais anticipé au récit véritable qui, par définition, se fait attendre. Nous sommes habités par une impatience qu'on pourrait dire « reptilienne », dans la mesure où elle loge désormais dans notre cerveau du même nom. C'est elle qui fait de nous des gogos amateurs de sondages ou d'horoscopes, ce qui revient quasiment au même.

Ce n'est pas tout. La publication délirante de ces enquêtes d'opinion fournit, m'me

de rien, un rythme, un tempo, une scansion à la temporalité électorale. Ils permettent ‑ illusoirement ‑ de découper le temps en séquences, en périodes. Ils théâtralisent, en quelque sorte, notre indécision électorale. De ce point de vue, ils remplissent une fonction symbolique assez proche de celle qu'on as signe, à la radio, aux cours de la

Bourse ou à la météo: organiser le temps humain, lui donner forme et régularité. Cette exigence est aussi ancienne que les sociétés humaines elles-mêmes. Nous avons besoin de scander le temps qui passe. Les grandes croyances collectives, y compris les religions, remplissaient avant-hier cette fonction. Des matines à l'angélus, des fêtes carillonnées aux anniversaires populaires, des Pâques chrétiennes au 1^ier Mai ouvrier, de la Saint-Michel à la Saint-Jean, un « découpage »porteur de sens organisait continûment notre temps collectif.

Ce n'est plus le cas. Nous sommes donc en quête de liturgies de substitution. Le cours du Cac 40 en est une. Les sondages en sont une autre. C'est fou. Plus crédule que nous, tu meurs.

Jean Claude Guillebaud ( in "Le Nouvelobs-télé" du 21 avril 2007)    

En ce soir de veille,  je trouve cet édito tonique, un peu de respiration, de distance à l'événement pour mieux le vivre. Choisir, élire, et réfléchir sur le temps ...